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Bruno Hourst, les tyrans de demain sont aujourd’hui à l’école

Lors d’un atelier avec des élèves d’une classe de 6ème, je leur expliquais que mon souhait était que tous les élèves aiment aller à l’école. Un élève m’a répondu : « Mais Monsieur, personne n’aime aller à l’école ! ». Quelques semaines auparavant, j’avais rencontré une amie française qui vivait aux Pays-Bas avec sa famille. Ses enfants sont scolarisés dans le système éducatif hollandais. Elle me disait : « Mes enfants adorent aller à l’école. Et quand ils viennent en France pendant les vacances, ils ne comprennent pas leurs cousins et cousines qui leur disent détester l’école. »

Ainsi nous acceptons sans état d’âme particulier d’envoyer nos enfants dans un endroit où ils (pour la plupart) ne souhaitent pas aller, où ils vont passer un nombre d’heures considérable, pour des résultats – un « retour sur investissement » – bien souvent affligeants au vu des efforts déployés, autant sur les capacités acquises par les enfants que pour le développement de leur humanité.

Si l’on tente de prendre un peu de recul, on ne peut que constater que l’école, le système scolaire tel qu’il survit depuis des générations en France, est haïssable. Il est mal venu de dire cela : chacun ira de son couplet sur tous les bénéfices que peut apporter l’école et ce qui doit ou devrait être son pendant : l’éducation. Et pourtant, quand on gratte la bonne conscience collective concernant l’école, le résultat apparaît comme terrifiant – mais qui est terrifié par quelque chose dans laquelle il baigne ? Il nous faudrait le regard d’un « Sauvage » de Montesquieu ou d’un extra-terrestre pour nous regarder droit dans les yeux et nous dire : « Vous êtes fous ! »

Bien entendu je ne suis pas le premier ni sûrement le dernier à dire cela. Ivan Illich est le plus célèbre de ces refuseurs d’école. Dans Une société sans école, il écrivait : « Dans le monde entier, l’école nuit à l’éducation parce qu’on la considère comme seule capable de s’en charger ».

D’autres grands pédagogues à travers les âges avant lui – de Socrate à John Dewey, de Joseph Jacotot à Célestin Freinet, de Léon Tostoï à Palo Freire, d’Aristote à Jiddu Krishnamurti : tous ont dénoncé les perversités des systèmes scolaires, ou les dénoncent en nous parlant à travers la nuit des temps. Et de nos jours, des chercheurs confirment que l’on peut imaginer un monde sans école – c’est ce qu’a en particulier montré Sugata Mitra et son expérience fameuse du « Hole in the wall » : les enfants peuvent acquérir des connaissances sans maîtres et sans enseignants. Horreur ! Ce qui ne veut pas dire que ces enfants n’ont plus besoin d’école, d’une école qui soit lieu d’apprentissage et d’éducation, bien au contraire. Ils ont besoin d’une école radicalement différente.

Nous avons bien du mal à imaginer un monde sans cette école que nous connaissons si bien et où, pour la plupart d’entre nous, nous mettons nos enfants. Il y a pourtant d’innombrables signes montrant que pour une très grande majorité d’enfants, l’école, c’est mauvais. Prenez un petit enfant avant l’école. Il apprend des choses extrêmement complexes (comme marcher, ou sa langue maternelle) sans y prendre garde. Il a une fringale d’apprendre infinie et totalement naturelle.

Et un jour, on le met à l’école. Parfois, il ne lui faut que quelques jours ou quelques semaines pour développer la peur ou le dégoût d’apprendre. Cela devrait interpeller les gestionnaires de l’école, les décideurs, les politiques, que diable, depuis le temps que des générations d’enfants vivent ça ! Pourtant non, on continue, dans un consensus admis de tous selon lequel un enfant va tout apprendre à l’école et qu’il faut qu’il se plie aux règles de cette école-là. Et s’il ne se plie pas à ces règles, s’il est « hors normes » de ce qui lui est imposé, il sera réorienté, ou médicalisé, ou ses parents dépenseront des fortunes pour l’aider à rentrer dans le moule qu’on lui impose. Statistiquement, on estime à 20% les enfants adaptés à la « norme scolaire ». Reste les 80% qui n’y sont pas adaptés, ou mal : cela fait beaucoup !

Et le pire est que nous avons exporté ce concept d’école dans le monde entier, et qu’il a pris la place, comme une espèce envahissante, de systèmes peut-être mieux adaptés à l’environnement local. Quand on voit – je l’ai vu, dans un pays africain – 120 enfants entassés dans une pièce en terre battue avec un adulte avec le titre de « maître » pour garder ce troupeau d’enfants, peut-on parler d’école, d’éducation, de respect de l’être humain en devenir ? Ah, mais « ils vont à l’école ! ».

Quand on voit des pays d’Asie du Sud-Est où les enfants sont entraînés dès leur plus jeune âge à une compétition effrénée et féroce pour réussir leur parcours scolaire à tous prix, peut-on parler d’école, d’éducation, de respect de l’être humain en devenir ? Quand on voit, dans notre bonne France, toute la souffrance ordinaire qui est générée chaque jour dans nos écoles, nos collèges et nos lycées, au nom d’un système non pas égalitaire mais qui cultive l’uniformité, peut-on parler d’école, d’éducation, de respect de l’être humain en devenir sans une immense hypocrisie ? Et en mesurons- nous les conséquences ?Car n’oublions pas que les tyrans d’aujourd’hui – les tyrans politiques, économiques, culturels ou familiaux – ont été formés par cette école-là. Et les potentiels tyrans de demain sont aujourd’hui à l’école, dans cette école-là.

***

Philosophe, psychanalyste, romancier, Maurice Bellet a développé l’idée d’une « formation fondamentale » de l’être humain. Ni générale, ni spécialisée, cette formation a la charge d’assurer l’être humain dans son existence, d’une manière primordiale. C’est une formation qui puisse rendre la vie possible, dans un monde vivable ; qui aide l’être humain à naître, à vivre et à mourir ; une formation hors de toute thèse idéologique, de stéréotypes religieux, de lieux communs de la philosophie ; une formation qui s’intéresse à ce qui importe le plus à l’homme, ce qui le fait vivre, ce qui est pour lui irréductible, ce qui lui permet de surmonter les angoisses premières de l’existence.

Cette formation fondamentale s’adresse à tout être humain, de sa conception jusqu’à la fin de sa vie. C’est cette « école »-là qu’il s’agit d’inventer. Une école où il n’y aurait plus de rupture entre l’enfant avant l’école, l’enfant à l’école, l’adulte dans son métier et son rôle de parent, la personne âgée qui s’approche de la mort ; plus de rupture entre le soignant et le soigné, entre l’apprenant et le transmetteur. C’est un continuum naturel qu’il s’agit de réinventer, et non un replâtrage indéfini d’un système absurde et contre-nature.

Bruno Hourst a été ingénieur, enseignant et formateur. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages de pédagogie appliquée. Il est le fondateur de la société Mieux-Apprendre (MA Training, MA Éducation, MA Édition).
Voir www.mieux-apprendre.com et https://www.laboutiquedumieuxapprendre.com/

illustrations de Jilème

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